Salué pour avoir désenclavé le débat complexe à propos du boycott académique et culturel du régime israélien et l'avoir transformé en un mode d'action qui mérite d'être discuté. L'appel au BDS (Boycott Désinvestissement Sanction) a été émis par des sociétés civiles palestiniennes et relayé par des centaines d'associations à travers le monde, y compris par des organisations et personnalités israéliennes. L'amalgame entre l'appel au boycott (dont les règles sont précises et n'impliquent pas des individus, mais des organisations) avec l'acte de solidarité d'Utopia a permis, malgré la campagne de désinformation, de désenclaver un débat ouvert depuis un long moment déjà, partout en France, y compris dans les salles Utopia, mais qui était boycotté par les médias et donc ignoré du grand public.

 

En agissant ainsi, Utopia a répondu à un appel pressant de relayer la critique, l'opposition et la contestation exprimées dans le cinéma palestinien et dans certains films israéliens, et de les transformer en une action citoyenne. Il s'agit de changer les relations entre les films, les diffuseurs / programmateurs et les spectateurs du cinéma en provenance d'Israël-Palestine. Car, grand consommateur de cinéma israélien, et parfois palestinien, le public français (et européen) n'est pas que l'otage de la machine de soutien à la distribution cinématographique du gouvernement israélien. Le public français et européen est aussi avide de comprendre, et avide d'espoir.

 

A la question incessante posée par le public lors de débats dans les quelques salles qui accueillent les films boycottés par les grand circuits : « Que peuvent faire des citoyens lorsque le gouvernement français et les hommes et femmes politiques n'ont pas seulement démissionné d'un quelconque rôle dans le conflit israélo-palestinien, mais qu'ils se sont alignés, en solidarité, parfois obscène (comme ce fut le cas au lendemain de l'attaque Israélienne sur Gaza), derrière la politique criminelle des autorités israéliennes ? » L'équipe de Utopia a répondu par un acte citoyen et professionnel.

 

Car le métier d'un programmateur consiste aussi à contextualiser les films. Utopia a donc décidé de décaler la programmation d'une comédie sentimentale israélienne (sans que sa qualité cinématographique soit remise en question), pour programmer un film qui prouve malheureusement à la fois la qualité prémonitoire du documentaire, et son actualité. Rachel, le film de Simone Bitton, raconte l'histoire d'une militante pacifiste de 24 ans participant à un mouvement international de solidarité qui fut écrasée par un bulldozer de l'armée israélienne alors qu'elle protestait contre la démolition des maisons de Palestiniens dans la Bande de Gaza. « Rachel Corrie », c'est aussi le nom d'un des bateaux de la flotille qui a tenté de rejoindre Gaza, sans succès.

C'est parce que les programmateurs d'Utopia regardent et connaissent les films qu'ils programment, parce qu'ils connaissent si bien le cinéma israélien et palestinien, qu'ils ont pu agir immédiatement et marquer ainsi leur colère et leur protestation. Alors qu'à nouveau les autorités israéliennes employaient brutalité et censure des images, Utopia a décidé de programmer Rachel, exprimant sa solidarité avec la Flotille Free Gaza, s'opposant à la version officielle israélienne, et refusant que ce crime d'Etat ne soit aussitôt oublié parmi la dramatique actualité des faits divers.

 

En privilégiant une forme de cinéma à une autre, un discours face à un autre, un petit film indépendant que 99% des salles françaises n'ont pas programmé à un film qui bénéficie d'une sortie nationale dans 50 salles, Utopia a agi en programmateur professionnel, libre et (certes) engagé.

 

Depuis des années, Utopia sert de réseau de distribution aux films israéliens comme palestiniens refusés par les grands circuits de distribution français. Aujourd'hui, Utopia montre que la protestation à l'égard de la politique israélienne et le rappel permanent au respect du droit international peuvent se faire à tous les échelons de notre société. Mais il faut oser rendre le débat public.

 

En effet, c'est la question des relations entre le cinéma israélien et le pouvoir israélien qui a été soulevée. Il n'est pas surprenant que ce soit le boycott académique et culturel qui soulève les débats les plus vifs. Ce n'est pas seulement à cause de sa complexité, mais surtout à cause de l'utilisation des produits culturels israéliens par l'appareil de propagande et de markéting d'Israël (ce n'est pas le propos ici, mais il faudra par ailleurs prendre le temps d'étudier le phénomène du succès du cinéma israélien, ainsi que la relation entre son contenu et la promotion étatique dont il bénéficie).

 

Limor Livnat, ministre de la culture israélienne, ne cesse de le répéter : « Le cinéma israélien prouve à chaque fois que la culture est la meilleure ambassadrice de l'Etat ». En effet, alors que le cinéma israélien (et particulièrement le cinéma documentaire) ne bénéficie d'aucun soutien pour sa diffusion/distribution en Israël, il est largement soutenu et financé par les services culturels des ambassades israéliennes. Pour exemple, s'ouvrira le 21 juin à Marseille un Festival de films israéliens soutenu par le consulat d'Israël. Ce type de manifestations officielles se déroule parfois à l'insu des auteurs, qui ont déjà appelé plusieurs fois à ne pas être instrumentalisés par le gouvernement israélien, quelquefois avec des pressions commerciales des distributeurs sur les réalisateurs, comme ce fut le cas cet hiver au Forum des Images à Paris lors de la rétrospective Tel-Aviv, et souvent par le refus des auteurs eux-mêmes d'exprimer un quelconque engagement politique.

 

Les détracteurs diront que la promotion par les autorités israéliennes d'un cinéma qui peut être considéré comme critique est un signe de santé démocratique. Nous savons tous qu'aucun Etat démocratique en guerre ne promeut ses opposants, et quand il le fait ça s'appelle de la propagande. La promotion de certains films dits « critiques » est un intérêt d'Etat, ce qui explique que même le ministre des affaires étrangères actuel, le leader d'extrême-droite Avigor Liebermann, n'a pas donné l'ordre aux services consulaires de cesser le soutien à la distribution à l'étranger de certains films, considérés à l'étranger comme « critiques ». Il s'agit naturellement de maintenir l'illusion démocratique, alors que le régime d'apartheid dans les territoires occupés par Israël prive plus de trois millions de personnes d'accès à la culture et à l'éducation, et cela depuis plusieurs dizaines d'années.

Le cinéma israélien a été clairement désigné par les autorités israéliennes comme un produit d'exportation dans lequel il vaut la peine d'investir, même si les spectateurs et cinéastes israéliens n'en profitent pas. A l'ouverture du Festival International du Film à Haïfa en 2007, le président israélien Shimon Peres a rappelé que « le cinéma américain a créé l'image de la grande Amérique dans le monde, car ce cinéma a plus d'influence que l'armée ou l'administration américaines. Les films nous permettent de rêver d'être plus beaux, plus intelligents et meilleurs. Et si le rêve américain a été créé par Hollywood, pourquoi ne pourrions-nous pas, nous aussi, rêver ? » Peres appelle à une augmentation des investissements, considérant le cinéma comme un moyen d'endormissement des masses.

 

J'espère qu'Utopia incitera beaucoup d'autres à réveiller les Israéliens du rêve illusoire dans lequel ils se sont enfermés, avant que la réalité ne devienne un cauchemar pour nous tous.


Merci Encore,

Eyal Sivan, Cineaste Israelien, Associate Professor in Media Production, University of East London (UEL)