par Marie Lechner
Les portraits diffusés après l’arrestation de la bande à Bonnot, en 1912. Photo DR
DVD : Cinéactualités
de Pierre Philippe
accompagné d’un livre (éditions Omniscience), 39 €.
En 1908, Charles Pathé crée Pathé journal,
rassemblant en un seul patchwork hebdomadaire les vues historiques
jusqu’alors diffusées aléatoirement, talonné par Gaumont qui lance son
journal cinématographique, Gaumont Actualités, en
1910, nourri par son réseau mondial de reporters. Soixante ans plus
tard, la télévision éclipse ces « cinéactualités » projetées dans les
salles obscures en clôture puis en ouverture de séance. Entre ces deux
bornes, le cinéaste Pierre Philippe propose en soixante extraits de
films de rendre hommage à « l’un des genres les plus négligés du cinéma ». « Le cinématographe ne fut-il pas, dès
ses premiers pas, un cinéma d’actualités et les bandes d’actualités ne
firent-elles pas, au même titre que les comédies, drames, féeries du
premier âge, partie du spectacle varié offert aux amateurs d’images
animées ? » interroge le critique qui est allé farfouiller dans les vieilles bobines des archives Gaumont et Pathé pour son DVD. Il en excave une sélection éclectique, mêlant le futile
et l’historique, le people et le politique, le fait divers sordide et
les paillettes en une traversée subjective du siècle. La sélection sur
DVD évite le catalogue convenu et se double d’un livre richement
illustré qui s’attarde sur le hors-champ de chacun des films. On
observe, incrédule, des hommes volants et leur chute fatale : celle
– mythique – du tailleur autrichien Franz Reichelt qui, en 1912, saute
du haut de la tour Eiffel (première mort filmée en direct), suivie en
1937 de celle de l’homme-oiseau Clem Sohn s’écrasant dans son costume
de chauve-souris. On fricote avec le showbiz – Mistinguett, Piaf,
Hallyday ou Bécaud – et les sportifs comme le dandy boxeur Georges
Carpentier (dans un film sexy qui s’attarde longuement sur sa plastique
de rêve) ou encore la joli nageuse « Courrèges » Danièle Dorléans,
sorte de Laure Manaudou avant l’heure. Les documents historiques (assassinat d’Alexandre Ier
sur la Canebière en 1934, Front populaire, incendie du Reichstag, Mai
68…) côtoient des informations insolites, comme ce film tourné pendant
la Seconde Guerre mondiale, où les cheveux sont récupérés dans les
salons de coiffure et transformés en pull ou chaussons pour faire face
à la pénurie. Ou ce défilé de mode en robes en cellophane
transparentes, prétexte à exhiber des petites culottes coquines. Certaines parmi ces images oubliées entrent fortement
en résonance avec l’actualité immédiate. Ainsi ce document de 1911 sur
Monsieur Cochon, anar moustachu, défenseur des sans-logis, qui avait
imaginé toutes sortes de happenings pour attirer l’attention sur les
problèmes de logement des pauvres. Le plus célèbre est le déménagement
dit « à la cloche de bois » des locataires insolvables. Accompagné
d’une fanfare – le Raffut de Saint-Polycarpe – et précédé de cette
énorme cloche, il transportait le mobilier des familles menacées
d’expulsion et occupait des appartements vides. Ou faisait construire
des abris de fortune sur les pelouses des Tuileries quand il n’occupait
pas la cour de la préfecture et de l’Hôtel de ville ou prenait d’assaut
l’église de la Madeleine. Un activisme qui n’est pas sans rappeler les
tentes déployées sur le canal Saint-Martin presque cent ans plus tard
par les Enfants de Don Quichotte. Autre extrait qui fait étrangement écho à l’actualité
récente, ces images de l’inauguration de la mosquée de Paris, en 1926.
Pierre Philippe rappelle la polémique qui avait animé la vie publique
de l’époque, citant les propos de Maurras dans l’Action française : « Cette
mosquée en plein cœur de Paris ne me dit rien de bon […] S’il y a un
réveil de l’islam, et je ne crois pas que l’on puisse en douter, un
trophée de la foi coranique sur cette colline de Sainte-Geneviève […]
représente une menace pour notre avenir. » La votation suisse sur l’interdiction des minarets a suscité le même genre de propos. Plus étonnant, cette « journée avec les musulmans de Paris »,
datant de 1935, qui nous fait partager leur quotidien avec un ton
bienveillant, loin des caricatures dont ils faisaient alors l’objet au
cinéma. En dépit de sa fascination pour les Cinéactualités,
Pierre Philippe ne passe pas sous silence leur côté obscur :
propagande, pseudo direct (telle la capture de Bonnot, dont on ne sait
si les images sont authentiques ou tournées a posteriori), mise en
scène (l’assassinat de Louis Leplée), analysant en creux l’évolution de
leur grammaire, ainsi que leur tendance « au formatage, au raccourcissement, jusqu’à devenir de digestes flashs annonciateurs de nos informations d’aujourd’hui ». Rendez-vous attendus, ces films, qui forgent les opinions et nourrissent l’imaginaire contemporain, n’ont pas toujours été « l’école de demain », selon les vœux de Charles Pathé. Ils ont aussi « omis, falsifié, truqué », servi de relais à des thèses nauséabondes et affichaient déjà à l’époque « un goût pour les paillettes et le scandale ». Paru dans Libération du 4 janvier 2010 http://www.ecrans.fr/Ces-bobines-qui-firent-l-actualite,8846.html