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Titre du blog : Les Amis de l'ALHAMBRA
Auteur : leblogdesamis
Date de création : 08-08-2008
 
posté le 28-09-2008 à 15:56:25

Cantate à CANTET sur Critikat

 
 
 

Laurent Cantet

Dossiers > 23 septembre 2008

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

Mercredi 24 septembre 2008, Entre les Murs de Laurent Cantet est (enfin) en haut de l’affiche. La Palme d’Or 2008 a fait couler beaucoup d’encre, de même couleur, unanime. A l’instar des raisons avancées d’une telle récompense par la président du Jury (Mr. Sean Penn), (« Un film, vraiment, vraiment étonnant ! »), on s’accorde à couronner le film de vertueux prédicats. Entre les murs est social, sensible, engagé, fort, politique… Retour sur la courte filmographie d’un des cinéastes français les plus prometteurs...


Déjà, jadis, on affiliait volontiers Laurent Cantet à un cinéma social : dès son court-métrage Jeux de Plage en 1995, en passant par son segment de la collection « 2000 vu par … » appelé Les Sanguinaires, mais aussi avec Vers le Sud en 2005, on sentait l’application à aborder les tourments psychologiques de ses personnages en les confrontant à l’échelle de la société. Et doucement, on glissait parfois du terme « fiction sociale » à celui, plus immodéré de « cinéma engagé ». La faute sans doute au court- métrage Tous à la manif ! (1993), et à ses deux fictions sur le monde du travail, Ressources Humaines (1999) et L’Emploi du temps (2001)… Des abus de langage ? Peut-être. Evitons d’emprunter des raccourcis : Laurent Cantet n’est pas un cinéaste militant (le choix de ses titres –Ressources Humaines, L’Emploi du temps – renvoie à une neutralité, qui diffère par exemple du titre plus partisan d’une autre fiction sociale, celle de Lucas Belvaux, La Raison du plus faible).

Réduire son œuvre à un statut politique c’est douter de son art. Cantet ne fait pas de la politique mais bel et bien du cinéma, à sa juste définition d’ailleurs, en tant que miroir d’un monde contemporain. Il trace dans son reflet les lignes de fuite aspirant à la transcendance du spectateur. Car si Laurent Cantet réalise des fictions engagées c’est à entendre de cette façon : son cinéma refuse le désengagement, la négation d’un monde réel. Il s’adonne exclusivement à la fiction tout en empruntant au documentaire pour renouveler la narration. Il use d’une base scénaristique fictionnelle forte qui érige ses personnages en de véritables héros, mettant pendant le tournage dramaturgie à l’épreuve du réel (Cantet cherche à valider ses idées de scénariste pendant le tournage, notamment en modifiant les dialogues). La fiction reste ainsi le document d’une époque, elle flirte avec le réel, et mêle par exemple des comédiens professionnels et amateurs. Panacher comme gage d’équilibre, équilibrer pour exprimer un regard sur le monde, voilà les fondements qui servent la cohérence de l’œuvre de Cantet. Une œuvre qui soutire son originalité non pas par son renouvellement des formes, mais par l’invention d’une façon de raconter. Cantet sait distiller le réel tel un parfumeur qui extrait l’essence d’une fleur. Il nous fait (res)sentir l’air du temps. Regardons de plus près la force de ce pouvoir fictionnel.

L’humain au travail : de la thématique à son incarnation

Aux prémisses des fictions de Laurent Cantet : le quotidien. Egalement racine caractéristique des films du néo-réalisme italien, le travail devient le sujet récurrent de Ressources Humaines et L’Emploi du temps. Non seulement le travail fait partie intégrante du quotidien, mais c’est aussi l’activité la plus réelle de l’homme, pour ne pas dire la plus « humaine ». Cantet relève donc l’audacieux défi de proposer un cinéma qui n’offre pas un divertissement hors de la vie, mais une peinture du réel. Mais Cantet refuse la qualification de cinéaste du travail. C’est une notion qu’il aborde car il parle avant tout de l’humain ; en cela le plan d’ouverture des Sanguinaires (un insert sur une main qui caresse un clavier d’ordinateur) peut être lu comme la métaphore du monde du travail contemporain. C’est dans ce rapport homme/travail que le cinéaste aborde l’image que l’humanité a d’elle-même : une image de domination, et donc de servitude. Cela se traduit par une caractérisation des personnages concentrée sur leur métier. Dès la première scène de Ressources Humaines, la profession des personnages nous est livrée au même titre que les liens familiaux. De la même façon, Entre les murs est introduit par la réunion de pré-rentrée des professeurs du collège. Cette manière de mettre en avant la place de ses protagonistes dans la société n’est pas sans rappeler Toni ou Boudu sauvé des eaux, deux films de Jean Renoir qui nouent leur dramaturgie à partir de la catégorie sociale des héros.

C’est dans la confrontation de ses héros avec la vie que Cantet porte un regard critique sur la société du travail, qui ne tient plus que sur l’espérance, et qui a perdu la raison. Il constate le non-sens du travail dans une époque contemporaine elle aussi non sensée. Le monde a ses raisons sociales que la raison ne connaît pas : en témoignent les interrogations de François (François Bégaudeau), le professeur d’Entre les murs, sur le bien-fondé du règlement du collège. Egalement, lorsqu’il porte à l’écran le fait divers à l’origine de L’Emploi du Temps, Laurent Cantet et son scénariste Robin Campillo font le choix de transformer l’issue du drame. Vincent (Aurélien Recoing) ne passe jamais à l’acte dans la fiction, et le film s’achève non pas sur le meurtre de sa famille mais sur l’annonce d’un nouvel emploi. C’est justement dans ce contrepoint apporté par cette libre adaptation que l’on découvre un discours « politique » (même si non revendiqué) au film. Vincent poursuit sa quête du bonheur dans le renoncement du travail. Autrement dit, il exprime que le bonheur ne réside pas dans la normalité. Dans une société gouvernée par le capital, le positionnement radical de Vincent apparaît comme subversif. De la même façon, dans Ressources Humaines, Laurent Cantet n’omet pas de montrer les ouvriers comme les créateurs de richesses, mais aussi comme les plus pauvres.

Toute la finesse du cinéma de Cantet est de ne jamais mettre la charrue avant les bœufs : on ne fait pas un film d’idées, c’est tout simplement les héros qui véhiculent par leur action des perspectives d’interprétations philosophiques, sociologiques ou encore politiques. En effet, si on sent un discours critique et contestataire à l’égard de la société c’est parce que Cantet met en place dans sa narration une solide caractérisation psychologique de ses personnages qui entre automatiquement en conflit avec les rouages et les enjeux du monde moderne. La méthode est la suivante : une histoire simple, qui vient mettre en relief une actualité de société. L’atout de la fiction pour parler du réel c’est ici, grâce à une dramaturgie basique, de pouvoir laisser le temps aux situations de se développer. C’est le même sentiment de proximité et d’identification qui jaillit chez le lecteur de la trilogie de Jules Vallès (L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé) qui à la première personne, dévoile son intimité sur fond d’événements politiques majeurs de la France du 19ème siècle. A l’instar aussi de la dernière scène de Ressources Humaines où l’enjeu est la situation entre le père et le fils dans un environnement d’appel à la grève. Dans les deux cas, le fait collectif devient le révélateur d’un conflit personnel et intime. Pour ce faire, la fiction se doit d’être documentée (notons dans Tous à la manif ! la place accordée aux revendications des lycéens) et « documentaire ». On reconnait que dans Entre les murs, les références au documentaire sont davantage présentes. Et cela apparaît notamment dans le traitement de la dimension psychologique des personnages, similaire à l’écriture documentaire de Frédérick Wiseman avec entre autres Juvenile Court (1974). C’est-à-dire que l’intimité des personnages de Entre les murs est traitée comme une intimité de personnes. Avec la même distance que le documentariste, Cantet et Wiseman réussissent à provoquer des accointances avec les protagonistes.

Une place : père et fils

Cantet ajoute un écho universel à ses histoires, tout en représentant chaque environnement comme des micro-sociétés (collège, entreprise), qui s’emboîtent les unes aux autres, telles des poupées gigognes. Ainsi, la famille est la plus petite d’entre elles, et elle apparaît sous les figures du père et du fils. C’est le cas dans Tous à la manif !, Jeux de plages et Ressources Humaines. Ce rapport souvent conflictuel donne lieu à des scènes magistrales : la course poursuite sur les rochers des calanques dans Jeux de plage, la scène du plateau en équilibre ou encore celle où le fils déchire la nappe du café de son père pour en faire une banderole, dans Tous à la manif !. Voilà un autre point fort de la narration de Cantet : il introduit du symbolique de façon inventive et subtile. La source du conflit qui anime souvent la relation père/fils des films de Cantet est la honte. Ce schéma fort était déjà présent dans le chef-d’œuvre de De Sica Le Voleur de bicyclette (1949), film dans lequel le père doit supporter le regard réprobateur de son fils et affronter sa propre honte pour survivre. Dans Ressources Humaines, le sentiment de honte opère des va-et-vient entre le père et le fils, il est tabou et est finalement plus traductible par « la honte d’avoir honte ». Le rapport aux pères, symbole des racines, questionne l’origine sociale des fils. Antony Cordier dans son documentaire Beau comme un camion (1999), met le doigt sur ce qui ne se dit pas entre Franck (Jalil Lespert) et son père dans Ressources Humaines : le complexe du milieu ouvrier, la servitude au travail.

Cinéaste humaniste au même titre que Jean Renoir, il n’est pas question pour lui de proposer une vision duale, manichéenne de l’Homme. Montrer l’humain c’est aussi parler de ses nuances, exposer les incohérences de chacun : dans Tous à la manif !, sans jugement, Cantet présente une bande de lycéens remplis d’idéaux politiques mais oubliant parfois le geste altruiste au quotidien. Constater avec intuition, c’est l’habilité de Cantet, et s’il crée des personnages qui cherchent leur place, lui a trouvé la sienne.

Le chez-soi : un ici et un ailleurs

Les lieux, les décors, tiennent eux aussi une place de choix dans cette filmographie. Ils peuvent être la traduction par l’image d’un égarement intérieur des personnages (Vers le Sud, L’Emploi du Temps) ou l’endroit du rassemblement, de la réunion (le café dans Tous à la manif !, ou encore la salle de classe dans Entre les murs) et dans ce cas l’expression de la recherche d’un chez-soi.

Formellement, c’est dans Entre les murs et L’Emploi du temps que la spatialité est travaillée avec des partis pris formels radicaux. Dans Entre les murs, véritable huis-clos, lorsqu’on exclut un élève du collège, il l’est aussi du film. Dans L’Emploi du temps, l’omniprésence des vitres fait de Vincent un spectateur, car elles le séparent de son environnement. Par ailleurs, le montage fonctionne avec une alternance de séquences (les moments en famille/ les échappées solitaires) et devient une sorte de mise en image d’un emploi du temps en proposant l’alternance de ces deux vies parallèles, similaire à un enchaînement de semaines.

Laurent Cantet n’est pas militant, mais pierre par pierre, film après film il abat les murs qui obstruent notre regard sur le monde en faisant en sorte que le politique ne soit pas autre chose que la vie. Le cinéma de Laurent Cantet demande du temps, mais pas nécessairement de gros moyens. Entre les murs est l’aboutissement de cette méthode de travail. Prendre le temps, dans le monde d’aujourd’hui et spécifiquement dans ce métier, est un acte séditieux. C’est un élan vers une réforme du système de fabrication des films, vers un renouveau, non plus formel mais sociologique dans l’Histoire du cinéma. Une nouvelle place pour le 7ème Art.

Laurine Estrade