VEF Blog

Titre du blog : Les Amis de l'ALHAMBRA
Auteur : leblogdesamis
Date de création : 08-08-2008
 
posté le 03-09-2008 à 19:47:26

Un Ange passe

Manoel de Oliveira, l’enigme, par Matthieu Santelli (critikat)

C’est le 12 décembre prochain que Manoel Candido Pinto de Oliveira fêtera son centième anniversaire et deviendra (avec un peu de chance) le seul cinéaste centenaire encore en activité. Le seul qui ait commencé au temps du muet. Et le seul qui peut se targuer d’avoir préfiguré le premier mouvement moderne de l’histoire du cinéma : le néoréalisme italien, avec Aniki Bobo (1942). Un vestige d’un temps ancien mais qui a conservé toute sa vivacité d’esprit et sa liberté de ton (comme en atteste son dernier film), indifférent aux tendances esthétiques et aux courants artistiques, nous obligeant, toujours et à chaque film, à redéfinir notre regard, à laver nos habitudes de spectateur, à mettre à jour nos perceptions. Le cinéma de de Oliveira est en perpétuelle quête de son corps, de son esthétique, de lui-même. C’est pour ça qu’il effraie et rebute, et que la critique, souvent, s’est sentie dépassée devant lui car il l’oblige à aller dans une direction indéfinie, donc peu confortable et difficile à suivre. Il a pour seul principe celui de l’incertitude. Cinématographiquement, il n’y a pas de plus passionnante énigme que ce principe. Sans se lasser et en profitant à plein du temps qui lui est encore imparti, Manoel de Oliveira n’en finit pas de s’activer : le cinéaste et son inspiration semblent inébranlables. A l’aube de son centenaire bien tassé, il nous propose une courte méditation sur la question de l’identité, qu’elle soit nationale ou individuelle. Travaillant la mémoire, Oliveira esquisse sans didactisme une réflexion pénétrante sur l’empreinte de la marque, de la trace que chacun imprime sur le cours de l’Histoire, petite (le commun des mortels) ou grande (Colomb bien sûr, mais aussi – c’est nous qui l’affirmons - Oliveira).


L’hypothèse est simple : Christophe Colomb serait en fait portugais. Plusieurs études historiques l’affirment, Oliveira les a lues et c’est celle d’un certain Manuel Luciano qu’il a choisi d’illustrer. Luciano a entrepris, dès les années 1940 et avec sa femme Silvia Jorge, une étude exhaustive de la vie de Colomb, aboutissant à l’intime conviction que le lieu natal du navigateur n’était pas Gênes mais plutôt Cuba, petite ville du district de Beja au Portugal. Une thèse très controversée, suscitant l’incrédulité scientifique quasi-générale, qui n’intéresse finalement que peu le cinéaste. Ce dernier préfère se concentrer sur la quête du couple de chercheurs, Oliveira est plus intéressé par les digressions et ses atermoiements que par la visée théorique et historique. C’est en fait l’histoire d’un couple qui vieillit. Simplement.

Loin d’être un traité historico-nationaliste, Christophe Colomb, l’énigme est un film sur deux individus que la vie n’a pas séparé, deux individus qui poursuivent un unique but depuis plus de quarante ans avec le même entrain et la même envie de savoir : une fraîcheur sans âge les anime avec force et sincérité. Le rôle de Luciano échoit à Oliveira lui-même, celui de Silvia à sa femme, Maria Isabel de Oliveira. Le parallèle est saisissant, le raccourci évident. Oliveira qui considère son métier de cinéaste comme le plus efficace rempart à la mort semble fasciné par cette histoire de dévouement entier à une cause. Son film parle de la foi et de l’humilité, du souffle de la croyance qui emporte tout, qui vainc les plus féroces barrages. A travers la croisade scientifique de Luciano, Oliveira parle de lui, de son sacerdoce : le cinéma comme recherche existentielle, à l’instar de ceux triturant l’Histoire pour mieux se construire.

Luciano et Jorge naviguent entre deux continents, l’Amérique et l’Europe. Entre deux pays, les Etats-Unis et le Portugal, berceaux d’un mythe fondateur qu’ils poursuivent inlassablement. A la recherche de traces et d’empreintes, d’une mémoire à raviver. Peu importe que celle-ci soit trafiquée ou fantasmée, la quête est celle d’une histoire à reconstituer. Entre un musée de New York consacré à la découverte de l’Amérique et une maison portugaise passée au formol et censée avoir abrité le navigateur, les deux aventuriers du rêve collectent les informations et les données. Le balancement entre méthodologie scientifique et mysticisme exubérant est lancé. L’image oscillant entre transparence confondante lors d’une visite de musée et franche confrontation avec la peau vieillie et noueuse des protagonistes participent à cette dichotomie rêveuse et naturaliste.

Les deux amants fabriquent leur destinée en s’accrochant au sol de leurs ancêtres : un ancrage terrestre mêlé à une fantasmagorie quasi-mystique. Voilà Oliveira en train de disserter, ni vu ni connu, sur son médium et sa façon de l’appréhender : le cinéma comme réalisme déclencheur du rêve. Réalisme par le travail biographique respectueux et digne, par le cheminement logique de leurs pérégrinations à travers le monde. Le rêve par les plans alanguis de l’océan, se renouvelant par vagues, par strates successives : la mémoire est un jeu de dupes, chacun y entrepose consécutivement ses aspirations, conscientes ou non. A partir d’un matériau objectif – les preuves, les empreintes – il est possible de divaguer, de s’échapper au loin, à l’horizon : « Mon cinéma se veut réaliste mais il va au fond des sentiments humains et devient donc complexe, voire irréaliste. La simplicité emmène loin la pensée. […] Mon souci est de ne pas pouvoir expliquer au spectateur le sens des choses. ».

Oliveira exprime en ces quelques mots, lancés à l’occasion de la promotion du film, tout un pan du film : partir du vrai, du tangible pour tendre vers l’au-delà. Un lieu que le spectateur doit lui-même dénicher, sans surlignage infantilisant. Ce qui semble simple aux premiers abords se révèle complexe, profond. Tout l’art d’Oliveira est là inscrit en creux, dans le non-dit. Une finesse qui n’aura sans doute pas la distribution qu’elle mériterait (malgré les efforts louables de la petite société Epicentre Films), c’est pourquoi ce film est de ceux qu’il est important de défendre. Ne doutons cependant pas que la petite voix d’Oliveira pourra tout de même se faire entendre auprès d’oreilles attentives, lassées du tumulte insignifiant.

Emmanuel Didier